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desmotsdebrie

Atelier d'écriture créative, écriture partagée, en groupe, littérature, poésie, nouvelles, apprentissage techniques d'écriture,exemples de contrainte d'écriture

La fuite de la bicyclette

La fuite de la bicyclette

Roger est content, il est même particulièrement satisfait. Il apprivoise ce sentiment qu'il n'a plus ressenti depuis longtemps. Il le savoure, il l'observe, tourne autour et se laisse envahir. Ce n'est pas du bonheur, il n'irait pas jusque-là, mais cela ressemble beaucoup à du bien-être, du soulagement aussi. Depuis quand ne s'est-il pas mobilisé aussi intensément sur un projet ? Il a enfin obtenu l'autorisation de la mairie pour installer quatre fauteuils extérieurs et deux tables basses avec un joli auvent. Le mobilier empiète à peine sur le large trottoir de la rue commerçante. Cependant, avec quelle ardeur il a dû batailler. Lui, qui d'habitude a tendance à prendre les choses comme elles viennent, à s'adapter aux situations et à trouver des solutions toujours dans le compromis, il ne s'est pas reconnu.

Lorsque l'idée de la terrasse est née en Janvier dernier, il n'a eu de cesse de concrétiser son projet. Des rendez-vous à la mairie, de la paperasse à n'en plus finir, toujours et encore des documents à fournir, l'attente d'abord fiévreuse de la réponse puis les relances régulières, l'espoir qui s'amenuise de jour en jour, tel avait été son quotidien ces trois derniers mois.

Il doit bien se l'avouer, il n'y croyait plus. Il était allé au bout de tout ce qu'il pouvait entreprendre pour ce projet. Élodie, la secrétaire de mairie, reconnaissait son numéro quand il appelait. Elle décrochait et avant qu'il puisse dire un mot, il entendait : « Bonjour Roger, toujours rien, désolée ».

Il n'aurait pas dû s'investir autant. S'il avait revu ses désirs à la baisse et tenu ses émotions sous contrôle comme il en avait l'habitude, il n'aurait pas ressenti cette impuissance dont il ne savait que faire. Depuis dix ans, il fonctionnait en pilotage automatique, à l'abri de la nouveauté et des débordements émotionnels. Là, il avait mis un peu de risque à l'intérieur de son cadre quotidien, lui qui se trouvait à l'aise dans sa routine tranquille. Il n'avait pas du tout aimé cette reconnexion à ses émotions, le stress en arrière-plan, les ruminations nocturnes. Il gérait mal cette situation si frustrante pour lui comme si la réponse négative qu'il anticipait équivalait à un échec et au-delà à une remise en cause de ses compétences, peut-être même de ses choix de vie. Il savait que ces pensées irrationnelles le fragilisaient mais il n'arrivait pas à leur donner moins d'importance, à diminuer leur impact sur son état d'esprit. Il aurait voulu de l'immédiateté et il se heurtait à de la lenteur, il lui fallait être patient et envisager le refus.

Au départ, il n'avait pas mesuré les difficultés potentielles pour obtenir cette autorisation d'extension de la librairie sur le trottoir et la dérogation pour servir des boissons. Emporté par une énergie nouvelle, il avait acheté, dès le mois de Février, le mobilier extérieur, l'auvent et les poteaux lestés avec du béton, prévus pour résister aux intempéries.  Il avait stocké le tout dans son garage. La non-réponse de la mairie avait fait naître un sentiment douloureux, le confrontant à ses limites et à son incapacité, dans ce cas précis, à tout contrôler. Il sentait qu'il réagissait de manière trop intense, le stress et l'insatisfaction s'étaient installés insidieusement, de plus en plus présents à mesure que le temps passait. Le fameux sésame de la mairie était devenu de semaine en semaine l'unique objectif, le Graal à décrocher.

« J'y ai droit », se persuadait-il. Il n'arrivait pas à traverser ce temps d'attente en le vivant comme un inconfort et non comme un drame. Lui qui donnait à voir à tous sa bonne humeur et son entrain, se laissait gagner par l'amertume, la laissait s'installer en lui.

Si bien que, lorsque Élodie l'a appelé tout à l'heure en lui disant « Roger, c'est bon, c'est signé, tu peux installer ta terrasse extérieure, je t'envoie les autorisations par mail », il a éprouvé de la joie. Voilà, il arrive à mettre ce mot sur son émotion, qui le déstabilise. Il n'est pas juste satisfait, il se sent transporté par cette émotion vive, si agréable. La concrétisation de ce projet si important à ses yeux a mobilisé tant de ses ressources personnelles qu'il ressent une exaltation qui ne faiblit pas. Un sentiment de plénitude incontrôlable l'emplit tout entier.

Il recule pour juger de l'effet produit par sa terrasse, il vient d'y apporter la touche finale. Force est de reconnaître que le rendu obtenu vaut le détour. La vitrine est moins visible, mais dès le premier coup d’œil, on a envie de s'arrêter. En tout cas, il en a l'impression. Il essaie de se mettre à la place du passant dont la curiosité aurait été piquée, peut-être pas par cette nouvelle terrasse mais plutôt, il l'espère, par le nouveau nom de sa librairie. Lorsqu'il avait ouvert son commerce la décennie précédente, il cherchait une accroche, une dénomination qui fasse sens.  Le nom « L'Atalante » s'était imposé à son retour d'Italie.

C'était il y a douze ans, à la suite d'un épisode personnel douloureux qu'il essayait d'oublier - d'ailleurs il faisait même tout son possible pour ne pas convoquer ses souvenirs de cette époque - il avait eu besoin d'une rupture avec son quotidien pour se reconstruire et s'investir dans autre chose, allant jusqu'à changer de profession. Il avait séjourné quatre mois en Lombardie chez son ami d'enfance Lorenzo. Là-bas, il avait arrêté de tourner en rond, réfléchit à ce qui lui correspondait et l'animait. Le projet de librairie avait alors émergé.  Lorenzo était un fervent supporter de l'Atalanta Bergame et il l'avait entraîné à tous les matchs, pas seulement ceux à domicile. Lui qui ne s'était jamais intéressé au football, il avait expérimenté la liesse du supporter, ce phénomène de joie débordante qui emportait tout à chaque but marqué. Durant les matchs, il partageait cette espérance de la victoire, il faisait cohésion avec les fans. Pris par l'ambiance, il criait, chantait avec leur groupe de supporters. Les cœurs battaient à l'unisson, on se prenait dans les bras dans une communion immense.

Lorsqu'il était rentré à Rennes, il avait fait quelques recherches rapides, l'Atalante avait des significations nombreuses. C'était une équipe de football mais aussi une héroïne dans la mythologie grecque, la technopôle de Saint-Malo et Rennes, une petite planète entre Mars et Jupiter, une bande dessinée... Cela lui avait plu, la résonance pourrait être différente pour chaque client ou n'en avoir aucune d'ailleurs.

Quand il avait pris les mesures, réalisé ses plans pour commander l'auvent, il s'était rendu compte que celui-ci allait cacher une partie de la façade. On ne parviendrait plus à lire les belles lettres stylisées inscrites sur son fronton. Il l'avait anticipé, dès le mois de Février et avait trouvé une solution. Il pouvait accrocher un panneau sur l'avancée en toile avec le nom de sa librairie.

Alors, il avait fait appel au fils d’Élodie, la secrétaire de mairie. A force de passer régulièrement à l'hôtel de ville et d'appeler, forcément des liens s'étaient créés, on était passé au tutoiement, on se donnait des nouvelles, pour Roger de la librairie, pour Élodie de la famille. Samuel, le fils d’Élodie, après des débuts chaotiques dans le monde professionnel, s'était inscrit en formation pour adultes en signalétique. Il lui avait fabriqué une nouvelle enseigne que Roger vient à l'instant de suspendre à la tête de l'auvent. Longue de quatre mètres, on ne peut pas passer à côté sans la voir.

Roger dispose quelques livres sur chacune des deux tables, la feuille plastifiée qui propose thé, café, jus de fruits, soda et en-cas. Il pose un livre en travers pour éviter qu'elle ne s'envole.

Il fait quelques pas en arrière pour admirer son œuvre. Il relit sa belle enseigne, il a choisi de ne pas y inscrire « L’Atalante », il a rebaptisé sa librairie « La fuite de la bicyclette ».

Depuis douze années qu'il est dans le commerce, il connaît toutes les ficelles du métier. La première étape, c'est de donner au client un motif d'engager la conversation. Les pressés le sont moins quand la discussion s'engage, les timides peuvent devenir de vrais moulins à parole dès qu'ils se sentent en confiance. Même les déprimés s'animent quand le sujet les interpelle.

- « La fuite de la bicyclette ? Drôle de nom. »

Roger sursaute. Une voix amusée vient de le tirer de ses pensées.

- « Elle a pris la clé des champs votre bécane ? »

Roger sourit en regardant la jeune femme tout en rondeurs plantée devant lui, l'air interrogateur.

- « Pour tout vous dire, c'est une longue histoire. Si vous avez un peu de temps, je vous la raconte. »

Il la sent dubitative, tentée par la proposition. Elle se balance d'un pied à l'autre, hésitante puis se décide brusquement, s'affale dans un des fauteuils, jette son sac sur l'autre et lâche, avec un grand sourire :

- « Je suis curieuse d'entendre votre histoire. »

Il faut dire qu'elle n'est pas pressée de rentrer. Personne ne l'attend. Harmonie sera contente de la voir, elle quémandera quelques caresses pour obtenir ses croquettes mais sitôt servie, elle s'empressera d'engloutir sa ration avant d'aller régner sur le jardin et ses alentours.

Mélanie regarde autour d'elle, cette terrasse est accueillante, c'est un lieu où on a envie de rester, de traîner, de divaguer même en laissant son esprit vagabonder. Elle se love dans le fauteuil aux coussins confortables.  L'atmosphère y est réconfortante et puis, son intérêt est éveillé. Elle est déjà passé l'année dernière devant « L'Atalante » mais elle n'y est jamais entré, elle n'est pas une grande lectrice, elle se contente des livres qu'on lui offre pour Noël ou son anniversaire. Elle se demande bien pour quelle raisons le propriétaire a changé le nom de sa librairie et pourquoi choisir un nom si bizarre ?

Elle enlève son sac et Roger s'assoit dans le fauteuil voisin.

- « Figurez-vous qu'il m 'est arrivé une chose incroyable, une coïncidence telle qu'on est obligé de se demander si cela ne relève pas du destin. Il fallait que je prenne en compte ces signes. »

Roger passe sa main sur son crâne rasé. Il ne s'attendait pas à avoir sa première cliente à l'instant où il a ouvert sa terrasse. Il n'est pas prêt à se raconter, à expliquer « La fuite de la bicyclette ». 

Et il ne s'habitue pas encore à ce crâne lisse. Il a longtemps eu une tignasse indisciplinée, il cultivait même un côté artiste torturé. Il a gardé cette habitude d'aplatir ses cheveux depuis l'enfance. Sa mère lui répétait continuellement de se recoiffer. Le geste est resté depuis.  Aux premiers signes de calvitie - à 40 ans, tous les hommes sont dégarnis dans sa famille- il a préféré prendre les devants. Reste cette manie de passer la main dans ses cheveux.

-Bon, c'était en Janvier, j'avais fermé la librairie à 18H45 comme tous les jeudis... attendez-moi un peu, je reviens, j'ai un client. Je vous sers un petit café pour patienter ? »

Mélanie acquiesce. Sa curiosité est piquée. Elle aimerait bien savoir d'où vient ce nom étrange « La fuite de la bicyclette ». Elle regarde Roger s'activer à travers la vitrine. Il est dans son élément. Il évolue avec grâce parmi les rayonnages, s'anime soudain en pointant un livre. Elle n'entend pas ce qui se dit mais elle ressent la passion qui l'anime. Un deuxième client entre dans la librairie. Roger se tourne vers elle, lui fait un clin d’œil, signifie au client de patienter le temps qu'il serve le café.

- « Je ne vais pas pouvoir finir mon histoire tout de suite. Moi, c'est Roger. Vous vous appelez ? »

- « Mélanie », répond-elle, un peu interdite.

- « Mélanie, tenez, prenez ce livre, après l'avoir lu, vous comprendrez mieux le nom de ma librairie. »

Un peu sceptique, elle s'empare de l'ouvrage, en lit le titre « Mémoire d'un matelot en mer de Chine » de René Pitivier. Elle règle la consommation, paye aussi le livre. Elle a un peu l'impression qu'il lui a forcé la main. Jamais elle n'aurait acheté un livre portant ce titre.

Le soir, elle ouvre le livre et se laisse happer par l'histoire. C'est une invitation au voyage, elle entre dans la vie quotidienne des marins, c'est si éloigné de son univers, de sa réalité qu'elle se laisse embarquer dans le récit. En quelques jours, elle a terminé l'ouvrage, elle qui met en général des semaines à venir à bout d'un livre et encore, souvent en se forçant.

Par contre, elle n'a trouvé aucun indice en rapport avec « La fuite de la bicyclette ».

Elle décide de retourner à la librairie poser la question à Roger.

Le même manège recommence, il s'assoit près d'elle, est dérangé, lui apporte sa consommation, discute avec elle entre deux clients sans revenir sur cette affaire de fuite de bicyclette. Elle finit par repartir, un nouveau livre sous le bras. Ce rituel s'installe. Cette routine les enveloppe tous les deux, elle ne cherche plus à connaître la signification de l'enseigne. Le temps s’égrène...

Ce soir-là, il est 18h, l'air est encore très doux pour cette fin d'été. Bientôt, Roger rangera les fauteuils et démontera l'auvent. Il le lui a confirmé avant-hier.

- « Une affaire d'une ou deux semaines encore et je remballe tout jusqu'en Avril prochain. »

Mélanie a le cœur serré à cette perspective. Elle a pris l'habitude de venir boire un Orangina, son petit plaisir, en sortant du travail. Sur la table basse, Roger prend soin de disposer de nouveaux livres régulièrement. Mélanie a hâte de lire la quatrième de couverture. Elle aime se laisser surprendre par les choix éclectiques de Roger comme la première fois, quand elle était repartie, perplexe, avec les « Mémoire d'un marin en mer de Chine ». Elle sait que Roger choisit spécialement pour elle les livres qu'il pose sur la table la plus à gauche. Quand la place est prise et qu'elle doit se rabattre sur celle de droite, les titres ne l'inspirent pas autant, les résumés lui semblent plus fades. 

Elle n'a jamais réussi à avoir le fin mot de l'histoire du nom de la librairie, l'enseigne a un peu bougé avec le temps, elle est maintenant accrochée de guingois à l'auvent. Elle a bien tendu l'oreille quand des clients curieux posaient la question à Roger. A chaque fois, il raconte une version différente, rarement terminée mais qui, si on y prête attention, n'évoque jamais la bicyclette encore moins sa fuite. Les clients repartent néanmoins avec un livre sous le bras. Finalement, connaître l'origine de « La fuite de la bicyclette » n'intéresse pas vraiment, ce qui compte c'est cette accroche, cette interrogation qui permet d'engager la conversation.

Mélanie sent une vague de tristesse l'envahir. Sa halte chez Roger lui fait l'effet d'un sas, d'un entre-deux lorsqu'elle sort du travail. Il lui permet de se vider la tête avant de rentrer chez elle, dans son appartement. Une aubaine quand on y pense, ce logement. Elle cherchait à partir à tout prix de son ancienne résidence mais sans y laisser son salaire entier. Elle ne supportait plus son voisin intrusif ni le fils de celui-ci avec sa musique saturée de basses qui faisait vibrer ses fenêtres tous les soirs.

Le jour de l'ouverture de la terrasse de Roger, elle venait d'emménager Rue des hauts pavés, dans un appartement neuf, au loyer accessible qu 'elle avait eu la chance d'obtenir grâce à une collègue. Elle n'avait pas encore ses repères, s'était trompée de chemin en rentrant à pied et était passée par hasard devant la librairie, concentrée sur les devantures essayant de se remémorer l'itinéraire emprunté le matin même. Jeu du hasard, de l'inattendu ou destin ? Elle n'avait toujours pas la réponse.

Roger la voit toute pensive, elle semble partie loin dans ses pensées. Il s'est habitué à sa présence sur les coups de 18 heures, il se prend souvent à la guetter, à jeter un œil à la pendule au-dessus de sa caisse pour vérifier l'heure, mine de rien. Il sélectionne chaque semaine deux nouveaux livres tout à son intention, en espérant qu'elle vienne. Il essaie de deviner celui des deux qui pourrait le plus lui plaire, lequel elle rapportera chez elle. Mélanie s'arrête en général le Mardi et le Jeudi à la librairie Elle n'a jamais autant lu.

Elle l'a questionné quand elle l'a vu fermer systématiquement à 18h45 le jeudi. Il a répondu, comme il sait si bien s'y prendre, de manière évasive. Elle n'a pas insisté.

Le mercredi et le vendredi, elle lui a expliqué qu'elle était souvent en télétravail, donc il la voit rarement. Le lundi, c'est lui qui est fermé. Après un samedi bien rempli, il est content de se reposer deux jours entiers.

En Août, il ne l'a pas vu pendant presque quinze jours, heureusement elle l'avait prévenu, sinon il se serait inquiété. Elle est partie en vacances en Bretagne à Huelgoat dans les Monts d'Arrée. Elle lui a raconté les chaos granitiques, ces gros rochers ronds, majestueux et énormes, la roche tremblante, le miroir aux fées, les légendes de la forêt. Elle sait raconter, cela lui a donné envie d'y aller.

Et puis quand elle est revenue de ses congés, à force de se côtoyer, ils sont passé au tutoiement tout naturellement.

Roger la tire de ses pensées :

- « Ça va ? Tu as l'air ailleurs. »

Elle le regarde, elle sait que d'ici peu, il aura fermé la terrasse, que ces moments qu'elle attend avec impatience vont prendre fin. Alors, elle se lance, elle est franche peut-être trop mais tant pis :

- « Depuis la première fois où je me suis installée ici, je n'ai fait que parler de moi. Quand je te pose des questions qui relèvent de la sphère de l'intime, tu me les renvois et je me retrouve encore à me dévoiler mais je ne sais pas grand-chose finalement de toi. Je t'observe et je vois bien que tu entretiens des relations chaleureuses avec tout le monde. Dans le quartier, tu es apprécié. Tu es ouvert d'esprit, tu es authentique dans ta relation à l'autre, tu sais écouter mais tu ne te livres pas.  Quand tu es gêné, tu passes ta main sur ton crâne. J'ai envie de savoir ce que tu penses vraiment. »

Roger la dévisage. Au fil des semaines, ils ont tissé un lien étroit. Il s'est dévoilé comme il ne l'a plus fait depuis dix ans. Cela a été difficile, lui donner toutes ses petites bribes de lui. Il est si gauche à exprimer ses sentiments, ils restent coincés. « Est-ce que je suis encore capable de me laisser aller, de m'exprimer avec mon cœur, avec mon âme ? » Il pensait avoir le temps, il croyait qu'elle lui en laisserait, que ce qu'il lui donnait lui suffirait pour le moment, qu'elle comprendrait qu'il ne sait pas parler de lui, qu'il a perdu l'habitude de s'appuyer sur les autres, qu'il règle ses problèmes seul.

Il s'arme de tout son courage, fait se réveiller des ressources jusque-là inconscientes pour ne pas laisser passer ce moment. Il sent qu'il n'y en aura peut-être pas d'autres et qu'il restera ensuite avec des regrets.

- « Je vais te raconter la vraie signification de ma pancarte », lui dit-il en lui désignant le panneau «La Fuite de la bicyclette ».

- « Je pense que tu l'as bien méritée cette explication. Tu m'aides à débarrasser la terrasse, je ferme plus tôt, je t'emmène chez moi, à l'étage. Et tu pourras me poser toutes les questions que tu veux. Je ne me défilerai pas cette fois. »

Mélanie n'en revient pas, elle n'y croit pas, elle ne demandait même plus. Ce sentiment de solitude qui lui est tombé dessus quand elle a su que la terrasse éphémère vivait ses derniers jours, cette chape de plomb qui s'est abattue sur elle, cette sensation d'être seule alors qu'il y a du monde autour, vient de se dissiper. Les couleurs sont, d'un seul coup, plus intenses.

Elle a tellement envie de savoir où va Roger le Jeudi soir, de connaître l'histoire de « La fuite de la bicyclette » et elle a tant d'autres questions à lui poser. Elle lui a souvent lancé des perches mais il ne s'en est pas emparé. Il a parfois donné quelques indices mais il reste vraiment insaisissable. Sous ses airs joviaux, ses sourires, la parole facile, le verbe haut, il se dévoile peu. Il sait faire parler les gens, maîtrise l'art de changer de conversation dès que les questions qu'on lui pose commencent à relever de la sphère privée.

La terrasse est vite rangée, le mobilier léger à l'abri dans le garage attenant. Ils montent à l'étage, Mélanie sent son cœur battre un peu plus vite. Elle entre dans son espace personnel. Elle observe les objets, la décoration, essayant à travers eux, dans l'ordre et le désordre, dans le visible et l'invisible, dans l'austérité ou l'élégance, de mieux appréhender la personnalité de Roger. Il l'invite à s’asseoir dans le salon, sort deux verres, une bouteille de Bourgogne, sert le vin, passe sa main sur son crâne et se lance :

- « Alors voilà, le jeudi, tu as remarqué que je fermais plus tôt à 18h45. Je vais te dire où je vais. Et tu vas comprendre « La fuite de la bicyclette ». »

Il prend une grande rasade de vin et se décide à expliquer :

- « Le jeudi soir, donc je ferme plus tôt, je sais que tu as saisi mon impatience, j'ai surpris tes regards curieux quand le dernier client prend son temps et que je trépigne sur place. Toi, tu as l'habitude maintenant, à 18h40, tu me fais un petit signe, tu me dis à la semaine prochaine. »

Roger fait une pause et reprend :

- « Moi qui ne suis pas à cheval sur les horaires, je me transforme en un fonctionnaire zélé une fois par semaine. Et bien voilà, je vais te dire où je vais, je me rends à mon atelier d'écriture. Je vois ton étonnement, tu ne t'attendais pas à cela. Tu crois que, sous prétexte que je baigne toute la journée parmi les écrivains, je voudrais en devenir un moi aussi ? Non, je ne veux pas être publié. Cet atelier, c'est ma bulle d'oxygène. Pour moi, ce temps du jeudi soir revêt presque une dimension thérapeutique. Les associations libres traduisent en mots mon moi intime en quelque sorte. Ce que je garde enfoui en moi trouve un exutoire dans cette pratique. Le dimanche, je retravaille mon texte, je supprime, j'ajoute, j'ajuste. En écrivant, je me sens hors du temps, je ne suis plus au 1er étage de la librairie. Je m'inspire d’événements dont j'ai connaissance de près ou de loin, à travers l'expérience d'autres personnes ou de la mienne. Quand un client revient me voir pour me remercier de lui avoir conseiller le livre qui l'a bien aidé à traverser telle ou telle étape ou épreuve de sa vie, je pose des questions, je m'intéresse. J'ai toujours eu ce côté empathique mais depuis que j'écris, cela prend une nouvelle dimension. Souvent, je me dis que cela pourrait faire une bonne histoire... »

Il s'arrête, quêtant un signe lui demandant de continuer. Elle lui sourit, elle n'ose pas lui répondre, il le comprend, de peur d'interrompre ses confidences. Il sent qu'elle attend la suite.

- « Tu ne dis rien Mélanie mais je sens ton impatience. J'arrête avec mes digressions, je te raconte pourquoi j'ai rebaptisé la librairie « La fuite de la bicyclette ». Mais tu vas comprendre pourquoi j'ai commencé par te parler de l'atelier d'écriture.  Ce jeudi soir-là, c'était en Janvier dernier, je m'en rappelle bien, notre groupe avait travaillé comme d'habitude sur une consigne d'écriture. Nous devions inventer une histoire avec un ou deux personnages, un libraire et/ou un colleur d'affiches dans une rue commerçante et insérer dans notre récit des mots précis comme clé, vitrine...

La coïncidence était trop grande. Je suis libraire, toi tu le sais.  Mais j'avais débuté depuis peu cet atelier, j'étais encore en position d'observateur, me livrant peu. Personne ne connaissait ma profession ni mon lieu de travail. L'animatrice ne pouvait pas savoir. Elle pouvait encore moins avoir deviné que j'avais été, très peu de temps il est vrai, colleur d'affiches. Je sentais encore cette odeur si caractéristique de l'amidon de blé utilisé pour la colle. Je badigeonnais, collais le soir ou la nuit me déplaçant en scooter. J'avais vite passé l'éponge, je ne trouvais aucune stimulation dans ce job.

Tous les participants semblaient être inspirés. De mon côté, les mots ne sortaient pas. Je voyais l'heure qui avançait, la consigne ne m'inspirait pas, je ne voulais pas écrire sur ma vie. Je me sentais acculé, cette consigne était trop personnelle, j'avais la sensation que j'allais m'exposer radicalement, que j'allais me mettre à nu, faire tomber le masque. Mais dans cet atelier, tu vois, il n'y a pas de jugement, on peut écrire et montrer sa vulnérabilité si on le souhaite ou même créer des mondes inventés. Je savais que je pouvais être en confiance.

 Alors j'ai écrit sur ma librairie, sur mes clients. L'idée des fauteuils et de l'auvent me sont venus à ce moment-là. Je ne perdais cependant pas de vue les consignes techniques d'écriture, avec certains mots à placer. Il me restait encore deux mots à insérer dans mon récit mais j'étais en panne d'inspiration. Le premier mot était « fuite ». Je visualisais tout d'abord une fuite d'eau et j'imaginais un dégât des eaux à la librairie. Mais ça ne me convenait pas du tout. Je participais à cet atelier pour sortir de mon quotidien, inventer des ailleurs, des possibles, je me retrouvais à attiser des angoisses bien réelles d'infiltration d'eau.

Un deuxième mot ne trouvait pas sa place dans mon texte, le terme « bicyclette ».  Je trouvais ce mot légèrement désuet, avec un charme suranné. Qui employait encore bicyclette et pas vélo ? Je m'entendis fredonner la chanson d'Yves Montant « La bicyclette » et revit mon grand-père chanter les premières paroles : « Quand on partait de bon matin, quand on partait sur les chemins, à bicyclette... ».

Alors, qu'est-ce que j'allais en faire de ces deux mots ? Est-ce que la bicyclette avait crevé, je pouvais inventer un trou dans la chambre à air, une fuite à colmater. Pas très poétique, trop pragmatique, je voulais sortir du raisonnable. Ces deux mots dont je ne savais que faire, j'ai décidé de leur faire une place dans ma réalité. Je les ai écrits sur une feuille et j'ai trouvé qu'ils faisaient sens pour moi « La fuite de la bicyclette ». C'était un brin mystérieux. Je m'autorisais en les traçant à un peu de folie, ils étaient la porte ouverte à l'incertitude, à l'élan spontané, à l'imaginaire... »

Mélanie s'aperçoit qu'elle a retenu son souffle pendant toute la durée de ce récit. Elle boit une gorgée du vin blanc de Bourgogne que Roger lui a servi, le goût lui évoque des saveurs de pin, de pâte de coings et de brioche.

Une multitude de questions se bouscule dans sa tête. Elle a tant à lui demander.

C'est étonnant le bonheur quand il vous tombe dessus...

 

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Consigne: Écrire une histoire  qui fera apparaitre au moins deux personnages. Il faudra qu’un des personnages soit :

  • Libraire ou colleur d’affiche. Les deux peuvent aussi apparaitre.

L’histoire se déroulera dans une rue commerçante. Nous devrons introduire dans le texte les mots suivants :

  • Vitrine
  • Coup d’œil
  • Fuite
  • Bicyclette
  • Clé

 

 

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N
Ce fut une très agréable lecture pour moi ce matin que cette nouvelle habitée par deux personnages incarnés dans une histoire bien écrite, tant par son style que par sa construction. L'ensemble est proportionné, avec une touche d'intrigue et une conclusion sympathique qui met de bonne humeur.
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