L'amie aléatoire

C’est une amie dont on sait depuis le début qu’elle nous lâchera un jour, qu’elle partira puis reviendra en plus ou moins bonne forme mais elle reviendra petite, forte, présente ou lointaine.

Qui peut se vanter aujourd’hui de n’avoir pas subi de déboires d’amitié ?

Chez moi est installée une amie notoire. Dès ma naissance elle m’a accompagnée avec des performances plus ou moins solides au fil du temps qui passe. Mais elle est là, aujourd’hui, un peu diminuée voire défaillante et elle cheminera avec moi jusqu’à mon dernier soupir.

Ainsi, cette amie là est une gardienne. Elle conserve tout un apprentissage et collecte dans le fond de mon âme beaucoup de souvenirs telle un oiseau qui construit son nichoir.

Elle imite le jardinier qui avec son semoir distribue les graines enrichissant son terroir.

Mon amie, est plutôt de bonne compagnie : dès que je prends mon stylo pour écrire, elle s’invite par tous mes sens pour me permettre de bâtir mes phrases, dénicher mes mots et trouver mes idées.

Ainsi, je peux voir mon grand-père déplier son mouchoir à carreaux pour éponger son crâne dégarni un jour de grande chaleur ou essuyer ses moustaches après avoir passé l’après midi à boire au bistrot, rue de l’entonnoir.

Puis, je déjeune au réfectoire du collège qui me laisse, allez savoir pourquoi, un souvenir de blancheur et l’odeur du lait.

Mon amie m’emmène à la porte du dortoir du lycée où se sont épanouies bien des rêveries de jeune fille.

Je me promène dans le jardin familial où le parfum des pivoines et des géraniums s’emparent de mon nez.

Elle me fait faire une valse migratoire n’importe où, n’importe quand car cette amie là possède la clé de mon cerveau. Elle envahit mon territoire de rêverie sans invitation et repart.

Elle arrive le matin ou le soir et s’en va sans dire au revoir !  

Bref, elle n’a ni queue ni tête car son cycle ne respecte aucun projet. Elle sème le trouble, le sourire, la nostalgie, tente des expériences comme dans un laboratoire, fait de la fumée et s’envole.

Elle m’invite à revoir cet homme en noir batifolant dans les feuilles mortes un matin d’automne et se cognant soudain les orteils sur le trottoir et qui me valut un fou rire libératoire.

Puis elle chatouille mes narines d’un fumet de blanquette de veau ou mes papilles d’un riz au lait d’enfant.

Elle sème le désordre pour émouvoir mon cœur d’adolescente en chantant une chanson que je croyais oubliée et qui fait d’un hasard, un rendez-vous comme le pensait Paul Eluard.

Elle agit comme une passoire et retient ou laisse s’écouler mes pensées contradictoires sans s’offenser.

C’est une magicienne aux nombreux grimoires.

Souvent j’implore un interrogatoire et quand elle me fait défaut je lui inflige un réquisitoire.

Et pourtant, il suffit de ne pas trop la rudoyer et elle revient, légère, claire, attentive.

Cette amie-là, je la nourris de mes espoirs. Je l’aide à vivre pour qu’elle continue de briller comme un miroir délicat.

C’est une bien étrange histoire d’amitié que je vous conte là.

Mais vous qui me lisez, n’avez-vous pas deviné que vous avez la même amie ?

Elle s’appelle la mémoire…

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A les mots en "oir" !