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desmotsdebrie

Atelier d'écriture créative, écriture partagée, en groupe, littérature, poésie, nouvelles, apprentissage techniques d'écriture,exemples de contrainte d'écriture

André et Paul

André et Paul

Il est neuf heures ce matin-là. André gare sa voiture face à sa boutique de l’autre côté de la route. Il fait très froid et il a du mal à sortir la clé de son sac à dos pour ouvrir sa librairie. La plupart des échoppes de la rue sont encore fermées dans cette rue commerçante de la ville de Nantes, où boutiques de vêtements, magasins de produits de luxe sont de mise. André est libraire depuis huit ans. Il a soixante ans et a exercé plusieurs métiers auparavant, celui de professeur de français ayant été le plus important pour lui.  Il vit seul depuis dix ans, depuis son divorce. Ce bouleversement qu’il n’avait pas choisi l’incita à une décision plus radicale. Tant qu’à avoir sa vie chamboulée autant en prendre les rênes et se lancer dans une aventure qu’il avait en tête depuis l’adolescence. Celle d’être libraire. Avec la séparation définitive d’avec sa femme, le décès de ses parents, il s’était senti horriblement seul. Après quelques semaines d’abattement, il se secoua et investit son héritage dans l’achat de cette librairie. Il reçoit en général ses habitués en semaine, le samedi est le jour des flâneurs, des acheteurs occasionnels.

 Aujourd’hui, un froid samedi du mois de février, André ne s’attend pas à accueillir beaucoup de monde. Qu’à cela ne tienne, il est heureux quoiqu’il en soit dans son univers. Il se fait un petit café, se met à jour, ré-agence un peu les rayons et refait les vitrines pour disposer les nouveautés en avant. La matinée se passe tranquillement. En début d’après-midi la rue nantaise s’anime et par là même la boutique d’André se voit remplie régulièrement en un flot continu. André discute, conseille, se sent à l’aise et satisfait du déroulement de sa journée.

Vers seize heures, l’affluence baisse. André se prépare un thé et va s’assoir à son bureau, il commence la lecture d’un livre et jette un coup d’œil de temps en temps machinalement par-delà la vitrine. Il aperçoit alors un homme de son âge déposer sa bicyclette le long du magasin. Cet homme a du mal à mettre son antivol et cela distrait un peu André.  En entrant dans la librairie le client retire son bonnet, ses gants, son écharpe, fébrilement. André, suivant son habitude, le gratifie d’un bonjour et d’un sourire et le laisse vaquer. L’homme est là depuis une demi-heure environ et André ne peut s’empêcher de l’observer discrètement car son attitude est un peu curieuse. En effet, il peut s’emparer d’un volume et le reposer presque sans l’avoir consulté ou bien rester plusieurs minutes les yeux sur une page d’un autre.  André s’approche de lui et finit par lui demander s’il désire des conseils, s’il recherche un ouvrage ou un thème particulier. « Non, non , je sais ce que je veux.

« Je ne trouve pas mais je sais. »  « Je veux, je veux… » Dit l’homme dérangé dans sa bulle. « Je vous laisse, prenez votre temps » Lui répond André, un peu intrigué par ces propos, mais il n’est pas homme à juger. Les minutes s’écoulent et l’heure de la fermeture approche. L’homme est toujours dans les lieux, sans un regard pour le libraire. « Excusez-moi, je vais bientôt fermer la boutique. Dites-moi si je peux faire quelque chose pour vous, vous orienter peut-être. » Tente André. « Je cherche un livre. » Répond notre homme sans lever ses yeux. « Oui, oui, bien sûr… » André préfère acquiescer sans commentaire.  « Un livre qui me ramènerait à mon enfance, d’une manière ou d’une autre… J’aimerai retrouver une évocation, ou un souvenir se rapportant à ma prime jeunesse, un livre marquant pour moi, à cette époque. » Marmonne-t-il plus qu’il ne s’exprime. « D’accord. J’ai vu que vous avez déjà fouillé dans certains rayons et regardé plusieurs ouvrages dans cette partie du magasin ». Dit André en faisant un geste vers les étagères proches d’eux. « Oui. » Répond laconiquement le chercheur. « Peut-être pourriez-vous désormais vous diriger vers le rayon enfance, adolescence, au bout du magasin à droite, il est un peu caché mais bien approvisionné. Vous y découvrirez peut-être votre Graal. » Le conforte le libraire. « Oui… Je n’ose l’avouer, mais j’aimerais en effet retrouver un livre de mon enfance… » Et il regarde timidement le fond de la boutique. « Allez-y, monsieur, je vous en prie » Dit gentiment André.

A l’écoute des paroles du libraire compréhensif, le client se détend. André voit sa mâchoire se décrisper comme si le peu de mots sortis de sa bouche depuis quelques phrases commençait à le libérer d’une pression. « J’y vais alors… Pourquoi pas, oui…revenir à la source, hein ?»  Dit-il pour lui-même en s’orientant vers l’endroit en question. André exprime son approbation par un hochement de tête.  L’investigateur examine sommairement les livres pour adolescents rangés sur des étagères. Il découvre ensuite ceux pour les jeunes enfants posés à plat sur deux tables. Les albums sont de formes et d’épaisseurs variées, de couleurs attirantes. Il se fait la remarque qu’il ne connait plus la diversité des livres pour cette tranche d’âge. Il a délaissé cette curiosité depuis que ses enfants sont grands et adultes et quand bien même il est grand-père désormais, il n’est proche d’aucun d’eux, petits et grands, malheureusement. Il découvre ces ouvrages et apprécie le choix donné aux tous jeunes, la multitude des autrices et auteurs, des thèmes abordés et des illustrations originales.  En remarquant une pile de livres d’occasion, il ressent un réconfort rassurant. Son corps se porte donc vers ces ouvrages et ses mains les feuillètent paisiblement. Un peu à l’écart, une autre série d’albums attire son attention.

Il reconnait les recueils du Père Castor, évocation immédiate et non dicible d’un temps heureux et tourmenté à la fois.  Il entreprend d’en consulter certains.  Il est troublant pour André de voir cet homme lâcher prise et il ne veut pas interrompre ce qui s’apparente à une immersion, ou à un réveil. Malgré tout, l’heure de fermeture du magasin approche.

L’homme s’empare d’un dernier livre et c’est manifestement le bon. Un léger sourire se place sur son visage, il s’assoit sur le sol comme le font les enfants dans les librairies et se plonge dans sa lecture.  André, curieux, s’approche doucement de lui et en se penchant il voit qu’il s’agit du livre « Apoutsiak , le petit flocon de neige » de Paul- Émile Victor. André connait cet ouvrage. Les recueils du Père Castor ont fait partie de sa bibliothèque enfantine, celui-ci notamment, il l’adorait. « Ah, Apoutsiak … » Dit-il d’un ton nostalgique et enthousiaste. « Vous connaissez ? » Répond l’homme en levant la tête et en élargissant son sourire.  « Qu’est-ce que j’ai pu le manipuler dans tous les sens ce livre, je le connaissais par cœur, ma maman me l’a lu et relu. Je l’écoutais avidement et m’imprégnais des dessins minutieux, et quand j’ai su lire je me délectais de toutes les phrases, j’appréciais les détails donnés par l’auteur, explorateur polaire.  J’adorais l’histoire de la vie de Petit-Flocon-De-Neige que l’on voit bébé, enfant, adulte et vieil homme qui se retrouve au paradis. Il parle d’un monde lointain, inconnu, d’un pays dans la glace et sous la neige, d’un enfant, comme nous, dont le mode de vie rude mais simple et heureux me faisait rêver et phonétiquement j’aimais le nom d’Apoutsiak !  Je mangeais même mes fruits avec un couteau comme lui » Dit-il en riant doucement. Cela parle à André qui se souvient de ce détail, Apoutsiak mangeant sa viande à pleines dents avec un petit couteau au ras de sa bouche. Après quelques secondes de silence, l’homme qui reste assis par terre, détend ses jambes en V, s’adosse et se remet à parcourir le livre. « Je l’ai lu à mes deux enfants. Il leur plaisait. Mais aucun des deux n’a voulu de mes recueils du Père Castor. Il est vrai qu’ils font partie des souvenirs qui m’appartiennent. Chacun fabrique les siens. Je m’en suis rappelé ces jours-ci. Je viens de déménager. En commençant à déballer mes cartons, j’ai croisé celui marqué « livres enfant Paul », Paul c’est mon prénom… » André l’écoute. Ce que Paul fait revivre le ramène à son propre état d’enfance.  Ils sont proches d’un coup, un peu comme deux frères, le temps de ce souvenir. Il s’accroupit, s’assoit à son tour, à côté de Paul, tout naturellement et leurs quatre yeux d’enfants curieux contemplent silencieusement les pages qui défilent sous les doigts de Paul. Cela dure jusqu’à la lecture de la dernière page. André a oublié qu’il était sur le point de fermer sa boutique. Tous deux se relèvent, se dégourdissent les jambes, se sourient.

Paul tend le livre à André. « Merci monsieur.  J’avais besoin de le retrouver celui-ci. J’ai dû vous paraître bizarre quand je suis rentré dans votre librairie. J’avais pédalé vite pour arriver jusqu’ici.  Vous savez ce que c’est un déménagement, les souvenirs, les regrets qui se rappellent à nous en déballant les affaires, j’en avais plein la tête. Et mon fils qui me téléphone à ce moment-là. J’ai tout laissé en plan et j’ai enfourché mon vélo avec une envie de fuite, fuir cet appartement pas encore mien, fuir quelque part dans la fiction en me plongeant dans les livres, retrouver quelque chose de moi. Je ne savais pas trop quoi encore.  Tout en roulant vers votre librairie, je repensais à ce carton « livres enfant Paul », je ne l’ai pas encore vidé. J’essayais de me souvenir les livres qu’il contenait, sans y parvenir. Votre librairie s’est un peu présentée comme une bouée de sauvetage pour moi. Au fil de mon parcours parmi vos livres, je me suis apaisé et vous m’avez judicieusement guidé jusqu’à ce rayon, celui que je cherchais, celui qui me fait me souvenir des « livres enfant Paul. » Mon fils Emmanuel était nerveux, fatigué, il m’appelait pour se justifier qu’il ne viendrait pas m’aider pour mon aménagement par manque de disponibilité. Son appel est mal tombé, j’étais dans la confusion au milieu de mes cartons, dans le bouleversement du rangement, la cacophonie de mes émotions. On ne s’est pas trop écoutés. Je ferais un pas vers lui bientôt. N’a t-ton pas tous pour une raison ou une autre quelque chose à reprocher à ses parents ? Je suis confiant. Bientôt je lirai Apoutsiak à mes petits-enfants et Emmanuel sera heureux de le redécouvrir et de partager ce moment avec moi et ses enfants. Ou plutôt, encore mieux, nous découvrirons de nouveaux livres ensemble.  Ils nous permettront de nous rapprocher.  Ce fut le cas pour moi avec ma mère. Nos moments de lecture étaient notre refuge lumineux.  J’ai pris de la distance avec la lecture. C’est dommage, j’adore lire et je m’en suis privé …Bon, je vous ennuie avec mes histoires, bien banales ma foi » Conclut Paul avec un rictus pour couper court de lui-même à ses épanchements.

André l’a pourtant écouté sans ennui ni impatience. Au contraire. En tant que libraire il est satisfait. En tant qu’homme, cette parenthèse lui a fait chaud au cœur.  « Voilà un homme, qui, au moins en cet après-midi froid de février, a pu se délester de quelques poids qui lui pesaient, a pu retrouver une part de son enfance. En franchissant la porte de ma librairie, en plongeant dans les livres, en réussissant à communiquer avec son libraire, il a respiré. » Se dit-il. « Et moi aussi, j’ai bénéficié de ce contexte. Ce moment commun, cet échange informel, fugitif autour du livre de Paul -Emile Victor, c’était super. Des moments comme celui-ci donnent sens à mon activité »

 André et Paul se sont trouvés en communion. Grâce à Apoutsiak , assis par terre, ils étaient deux enfants émerveillés, du passé, de la puissance des souvenirs, de l’émotion générée par la lecture. « De rien, Paul. Je suis heureux que vous soyez venu et d’avoir relu Apoutsiak avec vous. Je vois que vous vous sentez mieux qu’à votre arrivée dans la librairie.  Alors je vous dis merci moi aussi Paul. Merci pour cet instant léger d’une lecture enfantine, merci de m’avoir remis en mémoire Petit Flocon de Neige. Merci à Apoutsiak et à tous les personnages fictionnels de tout âge et de tout style. Merci à la littérature ! Je m’appelle André. Vous serez toujours le bienvenu dans ma boutique. Repartez avec Apoutsiak, je vous l’offre. » Ils se serrent la main pour se dire au revoir. Paul sort de la librairie. André l’observe une dernière fois. Paul range soigneusement son livre dans une de ses sacoches, Il enfourche son vélo et avant d’appuyer sur les pédales il se retourne de trois-quarts pour faire un signe de la main à André qui est resté debout derrière la vitrine. André fait de même. Il prend ses affaires, ses clés de voiture, se courbe pour sortir après avoir amorcé la descente du rideau de fer.  La routine. Il traverse la route et se retourne pour regarder sa librairie. Il lui dit mentalement au revoir. Il la chérit particulièrement aujourd’hui, comme une amie. Il est tout à fait convaincu en ce jour qu’il a fait le bon choix en s’acquittant de ce lieu qui n’est jamais le même d’un jour sur l’autre, selon les gens qui y passent, selon les livres qui y sont exposés. Venir y travailler ne sera jamais une habitude lassante. L’inattendu est toujours au coin de la porte. Il le sait et en est heureux.

« A demain. »

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Consigne d'écriture: Écrire une histoire  qui fera apparaitre au moins deux personnages. Il faudra qu’un des personnages soit :

  • Libraire ou colleur d’affiche. Les deux peuvent aussi apparaitre.

L’histoire se déroulera dans une rue commerçante. Nous devrons introduire dans le texte les mots suivants :

  • Vitrine
  • Coup d’œil
  • Fuite
  • Bicyclette
  • Clé

 

 

 

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H
Que c'est beau d'écrire de belles histoires comme celle-ci !<br /> <br /> Michel
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N
Merci :)