9 Mai 2022
En cette nuit de Saint Pancrace, la froidure hivernale est de retour. Comme il est agréable pour les quatre sœurs de se retrouver près du poêle ronflant emmitouflées dans leur plaid.
Confortablement installées dans leurs fauteuils respectifs, Merveille lit, Amandine tricote, Charlotte semble endormie. Elle, Madeleine brode la nappe d’autel qu’elle envisage d’offrir à leur paroisse une fois celle-ci finie et présentée au concours de la kermesse de Combes sur Bouillon. Ce travail minutieux d’aiguille lui brûle les yeux et ses cervicales crient de douleurs, aussi elle décide de faire une pause. Elle range son ouvrage dans son carton à l’abri des poussières, s’enfonce plus profondément dans son fauteuil crapaud et ferme les yeux. Sa jeune chatte Amy en profite pour sauter sur ses genoux et frotter sa petite tête triangulaire sur sa poitrine généreuse.
Quel plaisir d’avoir cette petite boule de poils blancs légèrement tacheté de roux à caresser et qui ronronne, sans réserve, de ce bonheur partagé !
Madeleine se souvient du jour où Amy est entrée dans sa vie.
A combes sur Bouillon les traditions sont respectées, le 1er novembre on fête tous les saints, c’est férié. Le 2 novembre, jours des morts Monsieur le curé demande à ses ouailles de se rendre près de leurs disparus et de prier pour eux. Pour certains cette journée rime avec regrets, morosité et piété ; mais pour nous c’est tout autre chose. Cette date est synonyme d’investigations pointilleuses, de papotages indiscrets et surtout de rosseries à venir.
D’un père instituteur et d’une mère issue de la bourgeoisie commerçante, nous avons reçu une éducation honorable : Écolières et collégiennes studieuses avec des résultats convenables. Fillettes, adolescentes et jeunes femmes sans beauté tapageuse, mais sans laideur repoussante nous avons pris depuis un peu d’embonpoint, quelques rides et nos humeurs sont bougonnes, parfois je dois avouer, animées de rancœur. Nous n’avons jamais quitté notre village et nous n’avons jamais exercé de métier si ce n’est celui de garde malade auprès de nos parents. Nous n’avons jamais pu avoir de petit ami, de fiancé, notre paternel était trop exigeant dans le choix de ceux-ci. Notre vie monotone s’est écoulée auprès de nos géniteurs sévères, insatiables, égoïstes et surtout indifférents à nos besoins et à nos rêves. Pas d’amis, peu de camarades, juste quelques relations superficielles avec certains villageois, mais vite brisées par l’omniprésence de nos parents. Depuis le temps est passé, mère et père nous ont quittées mais nos habitudes d’isolement se sont enracinées.
Ce matin-là du 2 novembre, Charlotte, encore une fois, en chef suprême, nous rappelle les consignes :
Exaltée comme toujours notre Merveille met du Saperlipopette et autres expressions truculentes à toutes ses phrases pour exprimer son excitation.
Pour une fois elle est d’accord avec Charlotte tant elle est sûre de pouvoir tirer les vers du nez à son ancienne camarade de classe. Camarade ? Pas sûre ? Et encore moins amie.
Nous déboulons sur le parvis de l’église, premier lieu de rassemblement des villageois. Une forte odeur d’eau de Cologne me prit à la gorge. Ah ! Ces gens qui préfèrent les odeurs frelatées à la bonne odeur naturelle du savon de Marseille. Nous saluons les uns et les autres, nous rejoignons chacune nos sources à ragots et nous commençons nos investigations. Nous commentons les derniers évènements, sourions aux jeux de mots de certains, nous nous attristons de concert avec les personnes prétendues éplorées. Nous leur suggérons des soucis, leur proposons des conseils, nous intriguons pour leur faire avouer quelques secrets.
Sur ordre de Monsieur le Curé, tout le monde se rend au cimetière. Il ouvre la marche suivi de deux enfants de chœur réquisitionnés manu militari. L’un armé d’une croix et l’autre balance à tout va l’encensoir qui laisse échapper cette forte odeur camphrée et épicée caractéristique des lieux saints. Comme des pénitents, nous courbons la tête, baissons les épaules et avançons à petits pas derrière ce personnage qui représente l’autorité à nos yeux. A l’entrée, Monsieur Magnant distribue un texte de prières et un cierge. Il nous demande de ne rejoindre Monsieur le Curé pour la prière commune que dans quinze minutes, devant la chapelle, le temps de permettre aux retardataires d’arriver.
Quinze minutes, quelle aubaine ! Quinze minutes d’enquête ! Quinze minutes de délectation !
Monsieur Magnant passe parmi les croyants et allume leur cierge avec des mots bienveillants. Il est suivi de près par Charlotte qui mène son enquête tout en prétendant l’aider.
Je découvre que Merveille n’écoute plus Monsieur le curé, elle semble pétrifiée par ce qu’elle voit. Je me retourne et j’aperçois le pourquoi de ce trouble. Léon, le beau Léon de Charlotte s’écarte de la tombe du vieux Firmin, son père adoptif. Il est accompagné par deux hommes d’un certain âge et par la Margot. Ils s’approchent de nous. J’épie Charlotte ; ouf ! Elle ne regarde pas dans leur direction.
Nous nous éloignons rapidement, sans un regard en arrière pour nous rendre au caveau de famille. Les grands parents Tardby avaient voulu qu’il ressemble à un temple grec. Charlotte déverrouille la porte en fer forgé, pénètre aussitôt suivie par nous. Une forte odeur âcre nous agresse et nous fait reculer, la main sur le nez.
Pour moi ce matin du 2 novembre, c’était Noël avant la date ! Nous étions venues pour nous enrichir en commérages, j’avais bien entendu quelques nouvelles surprenantes, vu certaines personnes que j’imaginais ne jamais revoir ; mais surtout nous repartions riches d’une famille de quatre petites boules de poils abandonnées. Nous les avons prénommées : Meg, Jo, Beth et Amy.