Atelier d'écriture créative, écriture partagée, en groupe, littérature, poésie, nouvelles, apprentissage techniques d'écriture,exemples de contrainte d'écriture
15 Décembre 2020
Monsieur le Ministre des Personnes Âgées,
Ça fait un moment que j’ai envie de vous écrire directement parce que j’ai plein de choses à vous expliquer.
Aujourd’hui je suis en colère. Je suis tellement en colère que je me suis disputé avec mon neveu Loulou. Pourtant, je l’aime bien mon neveu, mais vous, lui et tous vos amis vous y allez un peu fort.
Figurez-vous que la semaine dernière vers 20h15 quelqu’un sonne à la porte pendant que je regardais le journal télévisé en dormant.
C’était le grand Charles de la gendarmerie de Beautrou, en Brie.
Très poli, il m’invite à venir retrouver ma femme Gillette aux urgences de l’hôpital.
Bref, il me propose gentiment de m’accompagner. J’ai été un peu étonné mais par les temps qui courent tout peut arriver même un gendarme conciliant.
Alors j’enfile mes chaussures, ma casquette et mon gilet jaune et on est parti.
Il a pas été bavard le grand Charles, même pas un mot sur un sens interdit quelconque.
C’est quand on est arrivé que j’ai compris.
J’ai jeté un coup d’œil au grand Charles, pâle comme le beurre d’hiver. Puis il m’a conduit à Gillette.
Quand je l’ai vue, j’en croyais pas mes lunettes ! Dans quel état on me l’avait mise ! Heureusement que je connaissais son gilet jaune sinon je l’aurais pas reconnue.
Elle avait un œil au beurre noir, une lèvre fendue, la langue violette, des touffes de cheveux arrachés, un bras en bandoulière, le jean ouvert aux genoux et un godillot ouvert prêt à mordre.
Ses doigts étaient écorchés aux jointures et il lui manquait une dent.
Et comble de tout, elle ne pouvait plus parler. Bon pour ça, je vous en veux pas, des fois c’est bien quand elle a fini d’expliquer. Mais quand même, vous avez pas honte de mettre une petite femme de 50kg à peine dans un état pareil ? Et puis, vous vous y êtes mis à combien ?
Et c’est pas tout : à côté d’elle, allongée, les cheveux ébouriffés comme une sorcière gisait Tante Maya, sa longue jupe tirée jusqu’aux chevilles, les pieds écartés, les chaussures ouvertes sur ses chaussette tricotées main, prêtes à bondir. Elle cramponnait son sac et son dentier claquait de colère.
Je me retourne et qui je vois ? Saturnin assis, un bras en écharpe. Fanette et Lily-Fleur, les copines de Maya et Gillette, adossées l’une à l’autre, les habits déchirés et les pieds en éventail, en train de somnoler et un peu plus loin, dans un silence qui en disait long de réprobation, François-Marie et Jeannot, la plume à la main et l’œil au beurre noir, en train d’écrire.
Je mets ma casquette en arrière et je demande à Charles :
Et là, j’entends :
Je me retourne et je vois deux freluquets de gendarmes, tout juste sortis de l’adolescence qui me toisent.
Charles leur a fait signe de raconter.
Derrière, ça a commencé : faudrait apprendre aux gendarmes qu’il y a des mots qui sont pire que des bombes lacrymogènes !
Là, les freluquets ont commencé à s’épuiser et moi à m’énerver.
C’est alors que François-Marie est sorti de son silence :
En France, on veut être libre mais tout de suite ça tourne au capharnaüm, chacun veut une part du gâteau et celle de son voisin et pour faire bonne mesure on fait payer la gabelle aux croquants et aux gueux revêtus alors que les grands se gobergent. Même la libre-pensée ne s’applique pas au petit peuple. On nous confisque nos mots et on nous distribue des maux pour nous occuper en nous faisant croire que nous sommes séniles.
C’est alors que de derrière un paravent j’entends un gamin éméché qui demande à Charles :
Je regarde Charles qui m’explique :
C’est à ce moment là que Jeannot s’est levé, la plume en l’air pour réclamer la parole. Comme il était resté calme jusqu’ici, Charles, dans un geste conciliant lui dit :
Alors voilà :
Les Vieillards et les Euphémismes
Sept vieux voulurent danser un soir de couvre-feu
A l’abri des regards en ces temps tortueux,
Mais des oreilles belliqueuses crièrent aux fâcheux,
Sonnèrent les gens d’armes pour arrêter les gâteux.
La maréchaussée vite vint les embastiller
Mais les vieux préférèrent continuer à danser
Et avec force, dans le fourgon furent ficelés.
Quand ils en sortirent, tous étaient bien châtaignés.
Ils crièrent que les béjaunes dansaient par centaines,
Mais que les vieux étaient traités comme des tire-laine.
Vifs encore, ils n’acceptaient plus la quarantaine,
Même si la loi ils enfreignaient, quelle aubaine !
Alors commencèrent de prolixes conciliabules,
Entre les vieux mots et les jeunes lettrés incrédules.
Vint un truchement du cru pour qu’il articule
De concert avec un gendarme à particule.
On leur apprit fissa que leurs mots d’un autre âge
Propices au temps disparu du libertinage
Ici n’avaient plus cours et étaient hors d’usage
Et que même leur musique n’était plus à la page.
Mais rien ni fit, chaque mot devenait un nom d’oiseau,
Inconnus des uns, des autres, tous Occidentaux.
« C’est le brin ! » se dit le médiateur in petto,
« Comme vous dites ! » réagit le gendarme aussitôt.
« Non » cria un béjaune tôt sorti de l’école,
Il expliqua, « C’est la liberté de parole ! »
Le médiateur dit : On peut dire des fariboles ?!
Mais parler vrai au vieil âge, il faut être fol.
Ainsi croyant jouer non pareille symphonie,
Dans tous le pays au nom de tous réunis,
Il n’en sort que de vilains mots d’ergoterie
Où tout un chacun claironne la même niaiserie
En dépit du vieux peuple, en licite moquerie !
Ainsi dans un pays libre pour se comprendre
Faut-il malgré l’âge, ne pas craindre la réprimande.
A coup sûr dans un pays libre on peut tout dire,
Il suffit de réciter fort le même sabir.
C’est pourquoi dans un pays libre on peut tout faire
Pourvu qu’on pratique prestement la même grammaire.
Bon, le silence s’était fait et Charles dit :
Aussitôt il organisa le rapatriement : Un gendarme reconduirait François-Marie et Jeannot en leur logis, pendant qu’un autre prendrait en charge Lily-Fleur et Fanette pour leur location, Charles me ramènerait à la maison avec Gillette, Maya et Saturnin et toute la maréchaussée retrouverait son appart. Il était temps, il était 4h du matin.
Ma bafouille a été longue, mais je vous ferais remarquer que Gillette, privée de parole n’a pu s’exprimer. Ce qui est mieux pour tout le monde, parce que Monsieur le Ministre, gérer la liberté d’expression, ça doit pas être une sinécure tous les jours !
Bien à vous !
Sylvestre